Être agent ou patient ?

Les pièces décrites dans les sources de la tradition bolonaise désignent la plupart du temps les joueurs sous les termes d’agent et de patient. L’agent est l’initiateur de l’attaque, le patient quant à lui est en attente l’action adverse. Si l’on compare de façon assez simple avec la tradition germanique, on peut dire que l’agent est dans le vor, l’avant, et le patient est dans le nach, l’après. Alors que cette tradition favorise le jeu dans l’avant, cela est moins clair dans les sources bolonaises. Je propose ici d’analyser ce que nous décrivent celles-ci afin de savoir s’il vaut mieux être agent ou patient.

Être agent

En premier, je veux qu’il soit agent : c’est-à-dire le premier à attaquer, parce qu’il est plus honorable d’être d’abord agent plutôt que patient, car l’on demande toujours qui a été le premier à entrer. Et il y a aussi une autre cause, celui qui est le premier à tirer prend son courage et surprend le compagnon. Achille Marozzo, Opera Nova, Livre 2, chapitre 65

Nous avons ici deux raisons pour être agent. La première concerne l’honneur du joueur au regard des spectateurs. La seconde prend en considération le courage, une des quatre qualités nécessaires à un bon escrimeur selon l’Anonyme, ainsi que l’effet de surprise engendré par la première attaque.

Au contraire de cette affirmation, Manciolino déclare :

Quand deux personnes jouent ensemble, celui qui frappe de riposte est plus louable que celui qui frappe le premier. Parce qu’il démontre plutôt d’une incrédulité qu’une perte de vigueur à la suite de la réception d’un coup. Et parce que beaucoup savent tirer de beaux coups, mais peu ont la science pour les parer sans être offusqués. Ce qui satisfait les observateurs.

Et l’Anonyme ajoute :

Savoir noblement éviter le coup de l’autre est plus digne de louanges que mouvoir en premier un noble coup

On remarque ici un désaccord entre Marozzo et ces auteurs sur ce que le public juge comme chose la plus « louable » ou « honorable ». Cela n’empêche pas Marozzo d’être néanmoins d’accord avec eux, car il affirme au chapitre 143 :

Sache que frapper est peu de chose, mais que savoir parer est une action plus belle et plus utile, parce que chaque homme sait frapper d’instinct plaisamment, mais ils ne savent pas parer.

Être patient seulement pour les louanges ?

On pourrait penser que le choix d’être patient ne soit lié qu’au contexte de pratique de l’époque. Cependant, les auteurs conseillent ce choix au début de chaque combat :

Je dis que vous trouvant tous les deux avec l’épée affûtée et la grande bocle, ou bien la targe, en cinghiara porta di ferro, chacun de vous peut débuter le combat. Mais celui qui recherche la victoire ne doit par aucune façon être celui qui commencera, mais il devra attendre bien avisé dans cette garde. Manciolino, Opera Nova, Livre 4

Maintenant, cet élève étant allé en coda longa e alta avec sa jambe gauche devant, je veux que tu saches que cette garde est bonne et utile pour être patient. Pour cela, je te demande de dire à tous tes élèves qu’ils doivent se mettre en premier lieu dans cette garde pour se défendre de leur ennemi. Marozzo, Opera Nova, Livre 2, Chapitre 141

Nous n’avons pas la raison d’un tel choix, mais peut-être s’agit-il d’être patient afin de mieux deviner le dessein adverse comme le demande Manciolino. Et aussi espérer que l’opposant attaque « hors du temps » ce qui nous permettra de mieux le contrer. En effet, il ne s’agit pas ici de subir l’action adverse et de rester patient tout au long de l’échange. Le rôle d’agent doit être repris au plus tôt, généralement suite à la parade, car celle-ci nous donne un temps d’attaque.

Et si tu es assailli en étant en guardia d’intrare in largo passo, je veux que tu saches combien de contres peuvent se faire quand tu seras trouvé dans cette garde. Et note pour règle certaine que comme tu es patient, tu fais qu’aussitôt tu sois agent avec les bottes qui suivent comme tu sais. Marozzo, Opera Nova, Livre 3, chapitre 173.

Catherine provoque l'attaque de JC pour mieux le contrer
Catherine provoque l’attaque de JC pour mieux le contrer

Être agent pour devenir patient

Il est aussi probable que le joueur adverse n’ait lui aussi aucune intention d’être agent, dans ce cas Marozzo et Manciolino nous conseillent d’être agent, mais seulement avec des provocations qui laisseront à penser à l’opposant qu’il a un temps d’attaque, alors que notre parade et riposte est déjà préparée en conséquence.

Maintenant, note, une fois pour toutes que si possible je veux que tu le laisses tirer en premier. Mais s’il ne veut pas tirer en premier, je veux que tu suives cet ordre : c’est-à-dire que tu lui tireras un falso de bas en haut à sa main d’épée ou de poignard en restant bien avec le pied gauche devant et en faisant des pas chassés. De cette façon, il sera alors forcé d’attaquer à la tête ou aux jambes. Marozzo, Opera Nova, Livre 2, Chapitre 37

De là, il est nécessaire que tu sois agent pour faire sortir ton ennemi d’une quelconque façon. Pour cette raison, tu lui mettras ton épée gauche sous celle qu’il aura devant, et tu lui tireras de l’épée droite un falso de bas en haut à la main d’épée sans bouger aucunement les pieds, ou alors en retournant dans la garde du début. Mais sache que si ton ennemi te tire une stoccata ou une punta à la face… Marozzo, Opera Nova, Livre 2, chapitre 77

Il n’est pas forcément nécessaire d’utiliser les armes, il peut s’agir simplement de « serrer » son adversaire, c’est-à-dire marcher vers lui sans changer de garde afin de lui faire déclencher une attaque.

Voulant donc serrer ton ennemi dans cette garde, tu tireras le pied gauche auprès du droit et tu passeras ensuite devant avec le droit. Parce qu’en le serrant ainsi, il sera forcé de faire une de ces deux choses : soit tirer, soit aller en arrière. Et perdre un peu d’espace du champ n’est pas sans peu de honte. Manciolino, Opera Nova, Livre 4

Être agent au jeu rapproché

Il existe une situation par contre où il est recommandé d’être agent : quand nous sommes au jeu rapprochées où se réalisent les prises et les estrettes.

Te retrouvant donc aux estrettes de la mi-épée avec ton ennemi. Si tu veux être agent, il convient que tu sois plus rapide des mains que dans les autres jeux, parce que si tu es lent, tu seras toujours patient. Manciolino, Opera Nova, Livre 3

Sache donc que quand tu seras au droit fil avec ton ennemi, il est nécessaire que tu sois attentif, car si lui est rapide des mains il te battra si tu n’es pas conscient. Marozzo, Opera Nova, Livre 1, Chapitre 34

Une distance de jeu plus courte implique des temps plus courts, il est alors préférable d’être dans l’action que la réaction. Néanmoins, dans une volonté de montrer toutes ses capacités, rien n’empêche d’être patient.

On peut avec cela être parfois patient pour prouver à quelqu’un généralement que tu connais bien l’avant et l’après. Marozzo, Opera Nova, Livre 1, chapitre 30

Contre les gauchers

Dans les différentes situations décrites, il reste un cas où les auteurs nous conseillent d’être patient : quand on est face à un gaucher. La raison de cela n’est pas expliquée ici non plus.

Je veux que tu saches que si jamais tu dois faire un duel contre un gaucher, pour ton avantage tu seras forcé d’être patient en le laissant toujours tirer en premier, ou alors en tirant en même temps que lui, comme je te dirai d’autre fois. Marozzo, Opera Nova, Livre 1, chapitre 147

Une question de garde ?

Un dernier élément semble rentrer en compte dans le choix d’un de ces rôles : la position de garde de chacun des joueurs.

De là, je veux que tu sois agent, généralement le premier à attaquer en trouvant ton ennemi dans une garde basse. Marozzo, Opera Nova, Chapitre 135

De là, il est donc nécessaire que tu commences à examiner cet élève dans cette garde et que tu lui fasses comprendre que chaque fois qu’il sera dans cette garde, il sera forcé d’être patient par la raison. Car on sait que toutes les gardes basses sont d’abord faites pour parer plutôt que pour frapper. Marozzo, Opera Nova, Chapitre 139

On peut à l’aide des descriptifs de garde de Marozzo classer celles-ci selon le ou les rôles principaux pouvant être pris dans celles-ci.

 

Garde

Agent

Patient

Coda longa e stretta

X

X

Cinghiara porta di ferro

 

X

Guardia alta

X

 

Coda longa e alta

 

X

Porta di ferro stretta / larga

 

X

Coda longa e distesa

X

 

Guardia di testa

X

X

Guardia d’intrare

 

X

Coda longa e larga

X

X

Guardia di faccia[1]

X

X

Becha cesa

X

X

[1]     Avec cette garde, nous sommes agent et patient en même temps

On remarque qu’il ne s’agit pas ici d’une simple classification manichéenne qui voudrait qu’une garde haute soit pour être agent et qu’une garde basse soit pour être patient seulement.

En résumé

On pourrait encore continuer l’analyse en comparant l’organisation des jeux selon les armes utilisées. Comme nous l’avons précédemment examiné à l’épée dague, le rôle de patient est favorisé et, après une étude rapide des autres pièces dans les livres 4, 5 et 6, Manciolino semble confirmer cette volonté.

Néanmoins, avec ce que l’on a déjà vu, l’on peut en déduire que :

  • être patient ne signifie pas subir les frappes adverses, on cherche à faire attaquer l’opposant « hors du temps » pour pouvoir se défendre facilement et riposter aussitôt.
  • Au jeu large, il vaut mieux être patient. Si l’autre joueur ne veut pas attaquer, on peut simuler d’être agent en utilisant des provocations.
  • Au jeu rapproché, il est préférable d’être agent de la rapidité des actions due à la distance réduite entre les joueurs
  • Les positionnements en garde de chacun des joueurs conditionnent aussi leurs rôles

Avec cet article, nous n’avons fait ici que survoler ce choix tactique, la majorité des provocations ne sont pas simplement destinées à faire attaquer l’adversaire, et la bonne utilisation des temps nous offre plus de liberté d’action. Si l’on rajoute à cela les oppositions de gardes de Marozzo, on se rend compte de la complexité de ce choix.

7 Comments

  1. Un autre paramètre, dans le cadre d’un duel disons “normé”, est que le rôle initial d’agent ou de patient est fixé: c’est l’offensé qui est agent. C’est le cas par exemple dans tous les petits duels qu’on peut trouver dans Lovino. En ce sens mieux vaut savoir se débrouiller dans les deux rôles… En tous cas dans le jeu large.

    5 novembre 2016
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    • Merci de cette précision Vincent, je ne me suis pas amusé à traduire le livre 5 de Marozzo, ll y a peut-être des indications dedans aussi sur ces cas.
      Il serait intéressant de savoir si certaines des provocations sont considérées comme le fait d’être agent dans ce cas comme harceler les mains adverses, ou frapper juste hors distance par exemple.

      6 novembre 2016
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    • Donc chez Marozzo, ce point est abordé au chapitre 200, c’est celui qui a provoqué le duel, celui qui s’est senti offensé donc, qui doit porter le premier coup.

      7 novembre 2016
      Reply
      • Oui je pense que c’est commun, ça m’étonnerait qu’il y ait une exception. C’est assez logique en plus.

        Ce qui serait intéressant, ce serait de savoir comment ce premier coup était défini, et comment ça influait sur le reste du combat. Est-ce que l’offensé avait en quelque sorte culturellement tendance à rester agent au fil des échanges. Dans Lovino c’est le cas, mais bien sûr ce sont des duels didactiques.

        8 novembre 2016
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  2. Oui je ne sais pas trop comment cette convention était appliquée en pratique. Dans Lovino j’ai l’impression que toute action initiale, en général en s’approchant de l’adversaire, est considérée comme remplissant le rôle de l’agent/offensé. Je n’ai pas mémoire d’avoir vu des actions spécifiquement vers la main mais je ne vois pas pourquoi ce serait exclu…

    6 novembre 2016
    Reply
    • Ah de fait, les provocations vers les mains comptent. D’après la traduction de Lionel Lauvernay, à la planche VIII:

      “Papirius qui est l’offensé, commence par
      abaisser un peu la pointe de son épée sous celle
      de Valerius et la battant assez fortement, il tire
      toujours à la main, soit des maindroits, soit des
      revers tondants, soit des obliques ou encore des
      fendants, tirant ses coups toujours avec art et
      duperie.”

      6 novembre 2016
      Reply
  3. Merci pour les précisions, donc on retrouve aussi le même genre de tactique chez Lovino. Je vais essayer de jeter un oeil au livre 5 de Marozzo dès que je peux pour savoir s’il y a ce même genre de convention décrite pour les duels

    7 novembre 2016
    Reply

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