S’entrainer à l’épée affûtée ?

Sujet très souvent soumis à débat dans la communauté et qui enflamme bien souvent les foules : Faut-il s’exercer avec une épée affûtée ? Afin d’y répondre, parcourons ce que nous disent les traités du XVIe sur ce sujet, car oui, ce sujet est soumis à débat depuis des siècles ! Et nos chers maitres d’armes nourrissaient tellement de désaccords qu’ils ont jugé utile de consacrer une partie de leur œuvre à donner leur avis dessus plutôt que de nous expliquer plus clairement certains autres points de leur art ! Je reste bien sûr ici principalement sur les sources Bolonaises.

Apprendre avec une épée de jeu

Commençons avec l’Opera Nova de Manciolino paru en 1531, celui-ci nous fait un plaidoyer dans l’introduction de son sixième livre sur l’entrainement avec des épées non affûtées.

Ici je désire montrer que ceux qui disent que le bon art du combat n’est pas appris par la pratique avec des épées non tranchantes ou émoussées se trompent.

Et pour commencer, je leur demande si l’on apprend avec sa tête ou avec ses pieds. Ceux-ci sont contraints de répondre que l’intellect est celui qui apprend. Et je pose une autre question : est-ce que l’intellect saisit la réalité de ces mêmes choses mises devant nous ou alors juste leurs similitudes ?

Dans la réalité, il n’y aura pas de fous pour clamer que mes élèves ont appris le même art qui sied en moi, mais plutôt un qui est similaire. Le pèlerin retournant à Rome ne porte pas dans son esprit Rome à proprement parler (dont les murs ne rentreraient pas dans sa tête), mais bien son image. Par exemple, il pourra voir pour son plaisir dans ses pensées Rome tel qu’il y serait bien qu’il soit à Bologne.

En conséquence, les similarités sont si proches de la réalité et des choses qu’elles représentent, qu’en les connaissant, on connait de même les choses semblables. Et celles-ci sont de deux types. Certaines entrent seulement dans l’esprit, comme celles décrites, et ne peuvent pas être vues par d’autres que par celui qui l’a à l’esprit. Les autres sont hors de l’esprit et se manifestent aux yeux de tous, comme si les autres en avaient la représentation. Et cette manière n’est pas inférieure à la première.

Ayant vu plusieurs fois des oiseaux voler dans les murs sur les grappes peintes estimant que celles-ci représentaient le réel et se faisant tromper. Et le jeune Narcisse regardait dans la source qui lui montrait sa belle image, et lui ignorant que c’était la sienne en tomba amoureux. Et dans les églises sacrées, devant les statues de marbre ou les peintures, nous adorons le vrai Dieu sachant néanmoins que cela n’est que marbre ou peinture et non pas Dieu. Et pourtant faire l’adoration de toutes ces représentations est considérée bonne.

Maintenant, pour en revenir à notre cas, il advient que notre art n’est pas le seul à avoir des simulacres à la façon des choses précédentes. Ainsi les épées non affutées et les autres armes non offensantes représentent les armes réelles.

Également, les serveurs de mets (si parfaits sont-ils), avant de tailler la véritable viande, entrainent à leurs couteaux volant avec les racines ou les plantes. Et beaucoup se sont servi de jouets d’agneau fabriqués en bois, et les taillages donnés à ceux-ci se transfèrent à la vraie viande.

Je désire donc que les ignorants cessent de dire ce qu’ils ne connaissent point. Parce que celui qui frappe de l’épée non affutée frappera aussi bien de la tranchante. Il ne serait pas bien que les nouveaux élèves s’entrainent avec les armes tranchantes ou avec de tels instruments capables de blesser par leurs percussions, de sorte que les nouveaux élèves apprennent à se défendre.

Manciolino essaye de démontrer ici à coup de diverses comparaisons que s’entrainer avec une épée non tranchante donne un résultat similaire à un entrainement à l’épée affûtée. La façon de manier l’épée ne change pas de l’une à l’autre.

Le Chirurgien par David Ryckaert III en 1638
La chirurgie au XVIIe

Apprendre avec une épée affutée

Quelques dizaines d’années plus tard, ce débat est toujours d’actualité. Voilà l’avis d’Angelo Viggiani dans Lo schermo :

CON. Comment cela avec mon épée ? Ne serait-il pas mieux que je prenne celle de jeu ?

ROD. Non, car avec celle de jeu vous ne pouvez pas acquérir de courage ou de vigueur du cœur, et vous n’apprendrez jamais une escrime parfaite avec.

CON. Je vous crois pour la première raison, mais je doute de la seconde. Rodomonte, quelle est la cause qui fait que je ne puisse pas apprendre une escrime parfaite avec les armes fortes (comme vous dites) ? Ne délivrez-vous pas les mêmes coups avec celles-ci qu’avec celles affutées ?

ROD. D’abord, je ne dis pas que tu ne feras pas toutes ces façons de frapper, de parer et de garder avec ces armes et avec celles de parement, mais que tu les feras de façon imparfaite avec celles-là et parfaite avec celles affûtées. 

Parce que si vous faites (par exemple) une parade à l’estoc que vous lance l’ennemi, en rabattant son épée avec votre mandritto de sorte que l’estoc ne vous regarde pas la poitrine. En jouant avec l’épée de jeu, vous frapperez seulement afin de le rabattre un peu tout en apprenant l’escrime. Mais si vous le faites avec l’épée affutée, vous pousserez ce mandritto avec toute votre force pour bien chasser à l’extérieur l’estoc de l’ennemi. Et cela sera un coup parfait fait avec bon sens et rapidité, démarré de plus loin et poussé avec plus de force que celui qui sera fait avec cette autre arme.

Nous avons ici exactement l’argument contraire à celui de Manciolino, il nous est impossible d’apprendre à réaliser de bonnes parades avec une épée émoussée parce qu’on ne craint pas assez celle-ci.

Le second argument avancé ici concerne les valeurs qu’apporte l’utilisation de telles armes : courage et vigueur.

On retrouve également cet argument chez l’extravagant Torquato d’Allessandri en 1609 :

B.F […] Maintenant chassez la main à votre épée, que je prenne la mienne. Qu’est-ce que vous attendez ? Mettez la main, j’ai dit, et empoignez le fer rapidement.

Ach. Avec l’épée affûtée vous voulez m’enseigner à escrimer Seigneur Braccioforte ? Et non avec celle de jeu avec laquelle on apprend dans toutes les écoles du monde ?

B.F. Je te le montre avec celle qui possède une pointe et un taillant. Et la raison est que l’élève non habitué à la vue de l’épée blessante de l’ennemi, et qui prend en mains celle-ci d’un courage qu’il n’a pas correctement estimé la méprise en fait comme s’il s’agissait d’une canne. Et si les maitres d’Italie enseignaient à ma nouvelle façon, quand leurs élèves font des duels, ceux-ci ne se perdraient pas comme ils le font, ne seraient pas battus au final et ne fuiraient pas comme des lapins. Et je dis cela sans offense envers les courageux et braves élèves. 

Parce que l’épée tranchante fait en eux le même que fait un serpent effrayant à un garçon se présentant devant lui, il le fait vite pleurer ou tomber par peur d’être engourdi ! Et s’il advient que le garçon voie le serpent en peinture, il ne le craint pas ni ne l’estime, car il sait qu’il n’est que couleur et papier, qu’il ne mord pas et n’empoisonne pas. Ainsi pour eux, l’épée de jeu est comme un serpent en papier que l’on trouve sous ses pieds, l’épée de fer ensuite affûtée est quant à elle le serpent vivant qui ôte la force, l’ardeur et le courage d’y mettre la main et d’acquérir de l’honneur.

Ach. Belle comparaison en vérité ; maintenant, voici, j’y conduis la main.

L’utilisation d’un simulateur fait oublier aux élèves les valeurs nécessaires à l’utilisation d’une épée tranchante quand advient le cas où ceux-ci doivent se défendre dans une situation de duel par exemple.

En conclusion

A-t-on encore besoin aujourd’hui de prouver son courage dans le cadre d’un duel à l’épée affûtée ? Je ne pense pas. Donc le seul argument qui semble légitime ici serait d’un point de vue technique : l’épée affûtée nous apprend l’art avec une meilleure précision.

Si l’on en revient à Manciolino, il nous dit dans son introduction « L’homme doit toujours avoir le bras bien tendu dans les parades de n’importe quel côté. Parce que non seulement il viendra à repousser les coups de l’ennemi à l’extérieur et loin de sa personne, mais cela le rend plus fort et rapide dans la frappe ». Il a donc conscience des défauts que pourrait engendrer l’utilisation d’un simulateur et s’efforce que ses élèves réalisent des parades correctes malgré tout. Notre démarche doit être la même, il nous est nécessaire d’expérimenter avec ces armes affûtées pour comprendre leur comportement et leur différence de maniement par rapport à un simulateur, mais nous entrainer avec n’est pas vraiment un besoin, c’est plutôt aux instructeurs-expérimentateur de transmettre ce savoir et d’adapter leur pratique et leur enseignement en conséquence.


 

Rappel : Pour ceux qui souhaiteraient s’exercer aux tests de coupe, la FFAMHE à mis à disposition deux documents :

 

3 Comments

  1. Je ne connaissais pas Torquato d’Allessandri, merci pour cette référence!

    29 août 2015
    Reply
    • Il est assez particulier et il semble s’être beaucoup inspiré de Vigianni mais il est assez drôle à lire. Il fait des prises contre les gens armés de couteau d’épicier ou de hache, dans lesquelles il finit par les balancer dans les égouts, le fumier ou le fleuve 😀

      30 août 2015
      Reply

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