On entend souvent parler dans l’escrime Italienne du XVIe siècle de deux types de jeu : le jeu large (gioco largo) et le jeu rapproché (gioco stretto). Pourtant, les auteurs ne définissent jamais clairement ceux-ci. Nous savons par exemple que certaines pièces, notamment dans les assauts, font partie d’un jeu ou de l’autre, parfois des deux ! Les auteurs restent assez vagues sur le sujet en comparaison d’autres points tels que comment reconnaître le vrai tranchant du faux tranchant, qui est une chose assez évidente mais qu’ils estiment tous nécessaire de rappeler. Ainsi la différence entre ces deux jeux qui est manifeste à leurs yeux n’est jamais bien décrite. Peut-être s’agit-il d’un concept trop abstrait pour être mis à l’écrit ? Nous allons tout de même essayer de définir le jeu large à partir des indices laissés dans les différents textes.
Un spectacle élégant et plaisant
L’anonyme (sic) nous dit que « le jeu large est très élégant, il fait un très beau spectacle et plaît à beaucoup de personnes. Le jeu large est un jeu plus beau et plus gracieux que ne l’est le jeu étroit ». Nous sommes donc ici sur des actions très visuelles, avec beaucoup de déplacements et de frappes. Les joueurs ne restent pas campés sur leur position à serrer la mesure pour aller simplement jouer au fer. De même pour Dall’Agocchie, dans ce jeu large « l’homme se fait plus agile et plus gracieux». « Et comment pourrait-on être candidat à la victoire là où manque l’élégante grâce ? » comme nous le dit Manciolino. Alors, qu’est ce qui nous rend élégant ?
Des frappes « entières »
Pour que les frappes soient visibles, il faut faire des coups « entiers » aussi appelés « finis », « qui prennent de la tête aux pieds », « entièrement étendus avec les bras sveltes autant qu’il soit possible » et « qui s’arrêtent dans une garde large » comme le conseille l’anonyme. Cela vient bien sûr en opposition aux demi-frappes comme le mezzo mandritto et le mezzo roverso, qui s’arrêtent avec la pointe de l’épée menaçant l’adversaire et donc parcourt ainsi moins de distance. Les coups entiers sont aussi ceux qui prennent le plus de temps donc, nous avons donc une escrime que l’on peut qualifier de plus « lente », pas d’utilisation du « même temps » ou du « contre-temps » qui impliquent d’employer des demi-frappes. Le jeu large, a priori, se réalise donc à base d’esquive et de parade-riposte seulement.
Bien sûr, il est n’est pas non plus question de faire ces frappes n’importe comment. On « tire de longs coups avec mesure » comme le dit Dall’Agocchie, même si certains en abusent hors distance juste pour paraître élégant comme le décrit l’anonyme « Et en faisant avec grâce ces belles voltes de main, c’est-à-dire moulinets et estramaçons, et ces beaux faux étendus et sveltes, il semblera à ceux qui regardent et voient tel développement de la personne, que celui-là fait des choses admirables quand bien même il ne ferait rien d’autre sinon tirer de loin ces coups élégants accompagnés de ces pas agiles qui produisent chez les autres un merveilleux plaisir. »
Des gardes larges
Toute frappe peut-être définie comme un mouvement entre deux gardes, donc de ces frappes entières en résulte l’utilisation de certaines gardes, qu’on appelle larges. L’anonyme, toujours, nous dit de « laisser tourner l’épée ou l’arrêter dans une garde large, s’accommoder toujours dans une garde large, rester entièrement découvert et aussi se camper avec les pieds espacés d’un grand pas, ceci sera clairement appelé jeu large d’après tel procédé et particulièrement en ne venant jamais s’étreindre à la mi-épée avec son ennemi. ». On peut ainsi exclure de notre jeu toutes les gardes qui amènent à avoir l’épée en présence. Il nous reste donc les gardes suivantes : guardia alta, guardia di testa, guardia di sopra braccio, guardia di sotto bracio, porta di ferro larga, coda longa e large et coda longa e distesa. Il sera donc préférable de s’arrêter dans une de ces gardes plutôt que dans les autres. Celles-ci, à mon sens, ne serviront que de point de transition entre deux frappes dans ce jeu. Cette utilisation des gardes larges est très visible dans le premier assaut de Marozzo à l’épée bocle qui porte sur le jeu large justement et où l’on utilise principalement la guardia alta, la guardia di testa et la guardia di sopra braccio.
Des déplacements
Notre grâce dépend aussi de la façon dont on se déplace comme nous le décrit Manciolino : « On ne doit pas s’étonner que je parle des jambes parce que celui qui n’appréciera pas les déplacements dans le temps et suivant la façon que nous lui enseignerons, et que nous lui avons enseigné, ne pourra jamais rapporter de grâce ou de victoire du jeu. ».
Et comme cité ci-avant, il est nécessaire d’avoir les « pieds espacés d’un grand pas » dans ce jeu. Cela, pour moi, signifie surtout qu’il nous est nécessaire de réaliser des grands pas avec nos frappes pour provoquer notre adversaire, mais pas que l’on ne se déplace que comme cela. En regardant en détail les déplacements dans le premier assaut de Marozzo, nous avons beaucoup d’enchainements de ce type : départ pieds joints, frappe sur un pas ou grand pas, retour pieds joints. La position pieds joints semble assez importante ici. On notera que si l’on déplace qu’avec de grands pas, nous allons vite nous retrouver dans la distance de l’adversaire, de plus nous n’aurions que des déplacements très lents. Mais l’anonyme nous parle aussi de « ces pas rapides », ainsi en utilisant cette position pieds joints nous pouvons de même finir dans des gardes avec les pieds espacés tout en ne prenant que la moitié du temps en comparaison d’un pas entier.
Enfin, il faut noter que cette position de pieds joints est aussi ce que l’on appelle un « point neutre », c’est-à-dire une position à partir de laquelle il nous est possible de partir dans absolument toutes les directions et qui donc possède un rôle tactique non négligeable.
Appréhender son adversaire
Ces déplacements de garde en garde ne sont pas là que pour le plaisir des yeux, un contexte tactique se cache dans l’utilisation de ceux-ci comme nous le dit Manciolino « toujours se déplacer de garde en garde dans un premier temps pour se forger un avis sur notre adversaire ». On observe les déplacements de son adversaire et ses réactions, s’il a plus tendance à être agent ou patient, s’il se laisse tenter par les ouvertures laissées quand on passe dans une garde large, s’il essaye de prendre un temps lors d’une montée ou tombée en garde, s’il passe son temps à fuir. Nous sommes donc ici dans une phase d’observation et d’étude de notre adversaire.
La première chose à apprendre
Dall’Agocchie critique les maitres d’armes de son époque car ceux-ci préfèrent enseigner le jeu rapproché avant le jeu large et cela ne fait pas sens pour lui « les maîtres anciens avaient une très grande connaissance de l’art, en effet leur base était de se rendre à la demi-épée. Mais c’est une chose difficile, qui ne peut s’utiliser sans ingéniosité et un grand art, aussi ils le réservaient pour la fin de l’enseignement, et non au début, comme le font ces nouveaux Maîtres, lesquels se trompent beaucoup, je crois, car (comme l’ont dit les sages), on doit toujours commencer par les choses faciles et enseigner les choses difficiles à la fin. ».
On retrouve exactement la même critique chez Pagano qui parle même de maitres qui interdisent de faire ces coups du jeu large et n’enseignent que le jeu rapproché.
Mais cela n’est pas le fondement de l’art
Comme on a pu le voir dans la citation précédente, le jeu large ne constitue qu’une partie de l’Art, et celui-ci ne serait être complet et parfait sans le jeu rapproché. Les maitres de l’époque considèrent même ce dernier comme étant le fondement de leur Art. Manciolino affirme « néanmoins, parmi tous les autres (arts), celui-ci tient la place principale. Et celui qui n’a pas une connaissance parfaite et optimale de ses bases ne pourra être un bon maître par aucune façon ». Enfin, pour Marozzo, le jeu large ne sert « qu’à escarmoucher ».
En résumé
Si on récapitule les différents éléments qui constituent le jeu large, nous devons :
- toujours être déplacement
- frapper des coups entiers avec les bras tendus
- s’arrêter seulement dans des gardes larges
- faire de grands pas et revenir à pieds joints régulièrement
- essayer d’être le plus gracieux possible
Et tout cela, dans le but de mieux étudier notre adversaire pour décider de la tactique à adopter.
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